Cette deuxième journée commence par une conférence d’ouverture passionnante. Michel Serres, philosophe, membre de l’Académie Française, nous emmène à la découverte du mot « humainement », afin de nous faire prendre conscience du changement de civilisation, de la formidable aventure que nous vivons avec l’ère de l’information. Ci-dessous mes notes prises durant la conférence, qui vous feront partager ce petit moment passionnant.
Michel Serres débute son exposé par la présentation de l’adverbe « humainement« , retenu par l’équipe d’organisation comme thème du 3ème moment de la conférence de l’USI 211. Il explique tout d’abord que cet adverbe a 2 significations. Un sens moral et un sens anthropologique. Au sens moral, cela signifie avec bonté, générosité. On dit ainsi « traiter humainement ses voisins, ses amis, ses ennemis ». Ce n’est pas ce qui nous intéresse ce matin. Il a ensuite un 2ème sens, plus anthropologique. Humainement au sens en homme, en tant qu’homme. Mais finalement, plutôt que de parler « humainement » il faut parler de l’homme. Ce sera le thème de cette présentation.
Il continue son exposé en nous expliquant que l’homme est entrain de changer. Comment ? Pourquoi ? Voyons cela ensemble.
D’un monde rural à un monde numérique en 110 ans
Nous sommes passés en un siècle d’une population rurale à une population des villes. La France contrairement à l’Angleterre a été longtemps un pays rural. Plus de 10 millions de paysans au début du XXème siècle. En 1986 les paysans représentent 7.7% de la population, autant que le nombre d’étudiants ou de chômeurs à cette époque, déjà moins que le nombre de cadres et de fonctionnaires. Lorsque nous discutons avec nos grand-parents, il n’est pas rare d’avoir un arrière-grand-père venu du monde rural. Aujourd’hui c’est très rare.
Premier point donc : notre pays s’est transformé en moins d’un siècle très rapidement. Ce changement a un impact sur notre vocabulaire, comme il nous l’expliquera plus tard.
Lorsque qu’un phénomène apparaît et remplace un autre, on dit « tiens c’est nouveau ». La nouveauté est quelque chose qui signale par son apparition la fin ou l’arrêt de quelque chose qui précède. La sortie du monde paysan est donc une nouveauté.
Réfléchissez maintenant depuis combien de temps nous étions Paysans…
Vous comprenez maintenant que nous vivons depuis 1950 une révolution, une nouvelle ère. Cette mutation est bien une « nouveauté » pour l’homme et pour notre culture.
Le rapport au corps, la souffrance et la maladie
Réfléchissons maintenant aux progrès de la médecine et à notre rapport au corps depuis ces 100 dernières années.
Les médecins de campagne racontent que dans les années 36-37, la majorité des patients souffrait de syphilis, de tuberculose et quelques pathologies, aujourd’hui complètement disparues. La médecine efficace est née après la 2ème guerre mondiale. Or, et on l’a oublié, à cette époque il était commun de souffrir. Pas d’antalgiques, la prise en compte de la douleur n’est arrivé que très récemment. Comprenez aussi qu’aujourd’hui nous pouvons soulager la douleur grâce aux progrès de la science…
Michel Serres parle ensuite de l’influence des progrès de la médecine sur notre corps. Ne souffrant pas de choses assez moche, nous nous exposons au soleil en maillot de bain sur la plage. Et les cosmétiques nous embellissement lorsque la Nature n’a pas été assez généreuse.
A 40 ans, dans les années 30, on oublie presque que les gens n’avaient plus de dents, ils mangeaient de la soupe ou du lait. Chose complètement obsolète aujourd’hui. Dans les années 1820, l’espérance de vie est de 30 ans. Aujourd’hui elle est dans la première jeunesse. Aujourd’hui elle est de 84 ou 86 ans. Avec une espérance de vie de 50 ans, aucuns soucis pour se marier et s’engager « pour la vie ». Mais aujourd’hui, avec une espérance de vie de 86 ans, ne nous étonnons pas de l’apparition de nouveaux phénomènes sociaux comme le divorce et les familles recomposées.
Prenez aussi l’héritage. Il y a 100 ans, il était normal de voir ses parents passer l’arme à gauche et de toucher un héritage vers 25 ans… Aujourd’hui nous sommes à la retraite et nos parents sont encore en vie.La transmission du patrimoine a changé en moins d’un siècle.
En résumé donc, notre espérance de vie et la santé moderne transforme notre société.
Les distances et les transports
En 2006, les compagnies aériennes ont transporté le tiers de l’humanité. Cela donne de grand brassage de population. La possibilité de voyager partout sur la Terre en 24 heures est formidable.
Mais elle apporte aussi de nouveaux risques.
Lorsqu’un bateau arrive sur un nouveau rivage, on voit les matelots débarquer. Mais la nuit, les rats débarquent. Et ensuite les puces débarquent des rats. Et ensuite les microbes débarquent des puces… Et les maladies. Et une épidémie se répand. Aujourd’hui plus nous faisons de transport, plus le risque d’épidémie est important.
Ce n’est plus le même monde. Avec 7 milliards de personne, ce n’est plus la même planète.
Nous ne sommes plus de la même humanité.
L’adresse postale et l’adresse de courrier électronique
Prenez le mot « adresse ». Nous voyons cette adresse postale, 47 avenue de la république. Lorsque je dis 47 je donne une position dans la rue. Lorsque je donne un code postal, je précise la ville. Vous le comprenez, je décris ma position dans un espace géométrique. Et cette adresse ne bouge pas, elle se réfère à un espace précis, situé en un lieu précis, et qui ne bouge pas.
Or aujourd’hui nous avons aussi une adresse de courrier électronique (Michèle Serres dit « adèle » pour adresse électronique). Oui votre adèle, votre adresse électronique.
Lorsque l’on parle de votre 06 ou de votre adèle, à quel espace se réfère-t-on ?
On ne parle plus de distance, car mon interlocuteur, où qu’il soit, est joignable. Nous vivons dans un espace nouveau non métrique. Un espace topologique. C’est une nouveauté considérable. Saviez-vous que nous avons changé d’espace ?
Les nouvelles technologies ont supprimé les distances. L’âne, le cheval, l’avion réduisait les distances. L’informatique supprime cette distance.
Ce changement sur l’idée de votre localisation a des conséquences importantes. Pour la loi, l’adresse en latin vient de « directus ». Il y a un sens géométrique mais aussi légal. Si vous avez un souci avec le fisc, si vous veniez à commettre un crime, nous irons vous chercher à votre adresse postale. Or si vous changez d’espace, que l’on parle d’adresse électronique, nous pouvons déjà penser qu’il faudra changer la loi et l’espace de droit… C’est un vaste débat.
Le vocabulaire change
Les différents points exposés jusqu’ici transforment notre société et notre langue. Ces bouleversements et cette nouveauté ont un impact quantifié sur notre langue. L’Académie Française, créé en 1635, publie son dictionnaire environ tous les 25 ans. La première partie de la 9ème édition a été publiée en 1994. Entre 1694 et 1935, quelque soit la date de publication, le nombre de nouveaux mots était d’environ 3000 à 4000. Dans 2 ans, la neuvième édition comportera plus de 37 000 nouveaux mots. Lorsque vous comprenez qu’il n’y a « que » 120 à 150 000 mots dans la langue française, cela doit vous faire comprendre de la formidable évolution que nous vivons en ce moment. Michel Serres dit, non sans malice, qu’il ne faudra pas vous étonner de ne pas comprendre vos arrières petits-enfants…
Cet étonnant résultat n’est pas spécifique à la langue Française. L’anglais et l’italien observent le même phénomène. Ce gradient de différence est majoritairement lié à la disparition des métiers. Par exemple si je vous parle d’un socle, à quoi pensez-vous ? A un socle applicatif ou à un instrument agraire ? Qui sait ce qu’est un Maréchal-Ferrant ? Ce vocabulaire a changé, et les mots anglais ne sont que minoritaires. Comprenez que c’est notre nature, nos métiers, qui changent.
Conclusion
Nous avons la chance de vivre une révolution et une nouvelle époque. Nous sommes passé de l’ère agraire à l’ère binaire en quelques années. Cette formidable évolution, l’apparition du transistor, des médicaments, de l’agriculture moderne… tout ceci a un impact sur notre société, sur nous en tant qu’être humain.
Humainement donc…
Références
– Michel Serres a cité un de ses articles la Petite Poucette
– Je vous invite à découvrir l’histoire de l’Académie Française fondée en 1635 par Richelieu
– Revoyez cette vidéo de l’USI 2011 et partagez l’émotion de cette superbe conférence d’ouverture
Article passionnant…
Par contre, l’instrument agraire cité juste avant la conclusion est sans doute le « soc de charrue » et non pas le socle…
En effet vous avez raison M.Gras, M.Serres parlait d’un soc de charrue et M.Martignole nous illustre parfaitement la présentation malheureusement à ces dépens 😉
La transfusion sanguine a moins d’une siècle.
L’aspirine, à peine plus d’un siècle.
La pénicilline a seulement 70 ans (intro dans les thérapies dans les années 40)
…
Autant de trouvailles pour lesquelles on se demande comment ils faisaient avant…
Mais si l’on se restreint aux années après 1950, on peut citer aussi l’évolution de production de la nourriture (raffinage des aliments, traitements industriels), l’évolution de la consommation (par ex, chute de la consommation des fruits et des légumes), et la rapidité avec laquelle les modes de consommation occidentaux se répandent à travers le moment, avec, pour le coup, l’apparition des phénomènes inédits dans l’histoire de l’humanité, dont, par ex, une obésité à grande échelle inédite, en voie de toucher tous les pays du globe (de fait, l’homme est en train de changer, physiquement).
Ceci étant dit, je suis en désaccord quand on présente que « dans les années 1820, l’espérance de vie est de 30 ans ». La mortalité infantile était énorme, c’est ce qui faisait baisser la moyenne. De fait, je doute que ceux qui arrivaient à l’age adulte avaient une espérance de vie de seulement 30 ans !